Au fil de l'autre

Carnet de notes de mes explorations: filage, tissage et teintures
  

9.12 Que nous dit le mouvement eco-dyeing?

"Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde."
Albert Camus

J'ai toujours aimé les musées d'art premier. Depuis deux ans, je me plonge plus particulièrement dans l'histoire des textiles, car je joue "madame" depuis que je crochette et que je tisse: encyclopédies, livres, expos, vidéos. Fini le tennis, vive la broderie.

Au fil de ce périple, je compare les oeuvres des Anciens au travail des modernes. Cela me passionne de décoder ce que traduisent les choix esthétiques d'une société entière. Parlons de la société occidentale d'aujourd'hui, tiens.

La moitié, si pas les trois quart des blogueuses en teinture naturelle sur tissus, utilisent une technique de "dessin par surprise" assez éloigné du "dessin par conception" de nos Anciens -- pensons toiles de Jouy, broderies sur soie chinoise, ou même le bogolan du Mali. Elles suivent un mouvement appelé "eco-teinture" (eco-dyeing) dont la figure de proue est l'auteur India Flint.

Selon cette dernière dont j'ai bien lu le livre (que je revends à qui le veut d'ailleurs), il faut faire fi des traditions. Peu lui chaut que les teintures soient durables ou pas. Elle veut un effet immédiat et qu'on agisse "comme on le sent".

Flint ne se préoccupe pas de la justesse de ses connaissances. Dans ses livres (je n'ai pas assisté à un atelier), la grande majorité de ses informations techniques est fausse et mal interprétée, mais elle annonce ces fausses vérités avec tant d'aplomb qu'on s'y perdrait.

Elle a développé des techniques qui demandent une longue attente avant d'ouvrir le paquet de teinture, ce qui rend le procédé très attirant (ah! pensée magique quand tu nous tiens...). En fait, platement dit, on pourrait mener cette technique en une demi heure... mais la gentille dame ne tiendrait plus ses ouailles par un rituel...

Rien que sur ces quelques énoncés, cela traduit bien une mouvance qu'on ne peut nier: un mélange de religiosité, d'immédiateté, de pseudo-retour à soi - mouvance qui ne règne pas qu'en teinture végétale, amusez-vous à projeter l'analyse sur la nutrition, la politique... Missiz Flint doit savoir toute cela car, en stage, elle ne supporte aucune question, aucune contradiction, m'ont relaté des camarades qui ont payé (cher) ses formations. Elle pique de sérieuses colères. La réaction-type de l'imposteur démasqué.

Flint suggère des techniques de teinture par contact dérivées de la teinture des oeufs de Pâques dans les pays du Nord. Ce qui peut amuser sur des oeufs bariolés le temps d'un souffle peut devenir de véritables horreurs sur des vêtements. "Si vous saviez ce que ça tombe bien, je me disais encore hier soir qu'il manquait quelque chose pour descendre les poubelles. Je suis ravi Thérèse !" selon la punch line de Thierry Lhermitte dans la pièce culte "Le père Noel est une ordure"...

Certes, je fais beaucoup de caraboudchas moi-même... Mais je ne les vends pas, enfin. Je n'en fais pas une expo, voyons.

Parmi tous les tissus que nos Anciens nous ont légué, depuis les soies sophistiquées jusqu'au raffia plus brut, je n'ai jamais vu plus moche que ce travail. On en fait des défilés de mode! Que des gamines rebelles pratiquent ce tachage qu'on ne peut appeler de la teinture: rien de plus naturel, il faut qu'elles s'opposent par systématisme aux Anciens. Je le fis, je connais. Que des adultes mûrs pratiquent ainsi pose question.

Qu'est-ce que ça peut bien signifier d'une société entière?

Si ce n'est qu'elle affiche en grand son sentiment de désordre profond, sentiment traduit par ces formes chaotiques sur du tissu.

Si ce n'est qu'elle croit magnifier la nature en se passant des savoirs des Anciens, dans une forme de retour à l'âge premier, ce fameux âge d'or du paléolithique "où l'homme était bon"? Mais la nature ne fait jamais si moche, voyons. Et nous ne sommes pas des fourmis, mais des humains. A ce titre, la culture est aussi prégnante que la nature. Marions-les en harmonie, en ajoutant à nos oeuvres du sens.

Si ce n'est qu'elle préfère ne pas se poser de questions comme la suivante: pourquoi avoir payé une soie cher et fait travailler de pauvres ouvriers (souvent dans l'indignité) ... pour la salir et la dégrader? Car vous voyez bien que ces tissus ecodyed ne sont que des résidus pour poubelle, n'est ce pas? Pourquoi tirer un trait sur l'expérience des géants de l'artisanat sur les épaules desquels nous nous tenons?

Dame Flint peut énoncer ce qu'elle veut dans ses livres et faire ce qu'elle veut de ses mains dans ses expos. Nous sommes libres, rappelle la libertaire que je suis profondément. Mais je suis choquée de l'utilisation du terme "éco" (rien d'écolo là dedans) et du terme "teinture" (rien d'un artisanat abouti là-dedans).

Depuis deux ans que je prépare les prochains livres, je me suis plongée dans ce monde des teintures naturelles pour la même raison qui m'a motivée dans l'écriture de la collection en cuisine et nutrition: l'eco-literacy; plus longuement traduit en français par "éducation à l'environnement", traduction qui fait un peu plus curé aussi. Je garde eco-literacy jusqu'à ce que je découvre une plus juste représentation en français.

Selon les créateurs de ce concept comme Fritjof Capra, l'humain ne se reconnecte réellement à la nature et ne la défend qu'en la connaissant intimement. Les thèses, les films, les livres sur le sujet ne sont qu'extérieurs à l'aventure personnelle qui permettrait de découvrir cette nouvelle voie (ni loup ni victime). C'est par des actes, des gestes, que l'humain pourra retrouver sa juste place dans l'écosystème, lui appartenir réellement.

En cueillant des légumes, en les cultivant même, en les cuisinant, on reconstruit une chaîne qui a été brisée par la modernité galopante. En teinture naturelle, on revit la même expérience.

Ma dent dure face au mouvement Flint dérive de ce que c'est le Canada Dry de l'ecoliteracy. Pas de culture, pas de construction, pas de reconnection, mais toutes les apparences de cette approche, dans un grand flou qui peut rendre confus le plus attentif des lecteurs.

En miroir face aux réalisations des eco-dyers (j'ai vraiment trop de mal à écrire "oeuvres" et "teinture"), je vous invite à découvrir le travail de Sandrine de Borman, artiste belge qui, elle, magnifie vraiment la nature au travers de son travail poétique sur la fibre.

Elle utilise aussi la teinture de contact (feuilles martelées, tataki zome je crois en japonais), mais elle maîtrise son sujet.

Du pur jus de poésie, avec une touche de sacré, qu'il faut voir "en vrai" pour en être touché.

Le diaporama sur le site est parlant, mais ne dit rien de l'émotion qu'il peut susciter en direct. Viiiiite, repérez la prochaine expo...

Si vous voulez jouer au même jeu, voir la fiche "marteler" qui n'est pas encore un tuto.

Ainsi se clôture un nouveau billet d'humeur dans le chapitre "toi aussi, fais-toi des amis"...